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La Russie en 1839 (1843)

La Russie en 1839, publiée à Paris chez Amyot en 1843. L'ouvrage connaîtra des publications sous divers titres: La Russie, Lettres de Russie, Voyage en Russie (vol. in-12).

Résumé & Analyse

Composé au retour de son voyage effectué à l'été 1839,  l’ouvrage est une suite de lettres fictives, écrites en principe sur le vif, en fait soigneusement élaborées à partir de notes. Réquisitoire contre le despotisme et tableau de la spécificité russe, l’ouvrage tient du reportage, du récit de voyage, du livre politique et d’un savant impressionnisme. Le voyage se définit pour Custine à la fois comme une « douce manière de passer la vie » et comme « l’histoire analysée dans ses résultats », avant de devenir un « drame ». La Russie en 1839 illustre cette conception.

 

Précédées d’un Avant-propos, les lettres suivent la chronologie du voyage de juin à octobre. Les motifs du voyage sont divers, dont celui de plaider la grâce auprès du tsar d'Ignace Gurowski, réfugié polonais, installé chez Astolphe de Custine depuis quatre ans. L'ouvrage se voulant entreprise de vérité, descriptions, relations de rencontres, démarches et conversations scandent le parcours. Traversant l’Allemagne, où il rencontre Tourgueniev, Custine débarque à Cronstadt, puis se rend à Saint-Pétersbourg, où il  rencontre le tsar Nicolas Ier, qu’il interviewe. De là, il poursuit jusqu’à Moscou, où il séjourne et visite le Kremlin. Puis il repart jusqu’à Zagorsk, au monastère de Troïtza -lieu d’une nouvelle rencontre avec Tourgueniev-, Iaroslavl, Nijni-Novgorod. Custine entend aller jusqu’à Kazan en descendant la Volga, mais tombe malade, et doit retourner à Moscou par Vladimir. Nouveau séjour à Moscou, puis à Saint-Pétersbourg, et c’est le retour par la Prusse-Orientale pour éviter la Pologne. La dernière lettre, du 22 octobre, est datée d’Ems.

 

Révélation par le contact avec une « discipline de camp substituée à l’ordre de la cité » et un « état de siège devenu l’état normal de la société », le voyage convertit Custine aux bienfaits des constitutions et des gouvernements représentatifs. Découverte de l’autocratie, d’une société où « nul bonheur n’est possible parce qu’il y manque la liberté », d’un « pays des passions effrénées ou des caractères débiles », d’une ambition immense, loi d’une «nation essentiellement conquérante» : le regard de Custine, singulièrement décapant, évoque celui d’un  autre légitimiste, porté par Tocqueville sur l’Amérique. Custine connaît le succès dès la parution de son livre. Il sera mis à contribution pendant la guerre froide, puisque son analyse  semble caractériser à travers le régime tsariste certaines formes du bolchevisme.

 

Document irremplaçable, La Russie en 1839 vaut aussi comme texte brillant, saturé de formules pénétrantes. Tirant une part de son efficacité des circonstances et du moment de sa rédaction, il s’impose comme modèle de récit, où se mêlent habilement tableaux et portraits. Art du mouvement, du trait, de la couleur: le voyageur sait peindre. Excellant dans la transcription de conversations, il sait écouter. On retrouve toutes les qualités du style déjà déployées dans Aloys : rigueur, précision et souplesse mises au service de l’acuité du regard et d'une prodigieuse l’intuition, Custine pressentant le potentiel tragique d’un pays promis à toutes les convulsions. La finesse d’observation se double d’un point de vue moral de nature aristocratique fasciné par l’altérité. Custine dévoile une mystique de la servitude qui lui semble caractériser le peuple russe, quitte à être démenti par l’évolution récente de l’histoire, écueil ordinaire des analyses psychologisantes: «L’obéissance politique est devenue pour les Russes un culte, une religion». La force du jugement ne procède pas seulement d’une rancoeur née du refus de la grâce de son protégé: elle résulte d’une mobilisation de tout l’être face à son objet et d’une volonté de dire, car dire c’est montrer et donc dénoncer.

Nourries d’informations précieuses et d’une culture supérieures, ces pages  sont autant un réquisitoire contre l'autocratie qu'un journal de voyage romantique qui adopterait un style classique. Elle sont constellées d’aphorismes, de sentences, de pensées (« Des hommes ont adoré la lumière; les Russes adorent l’éclipse: comment leurs yeux seraient-ils jamais dessillés ? »), et aussi d’instantanés, de raccourcis saisissants ou de fulgurances: ainsi les clochers de Moscou deviennent-ils une « phalange de fantômes qui planent sur une ville ». La pertinence du propos, la fermeté de l’accusation, les éclairs du style: tout milite à faire de ce maître livre l’un des chefs-d’oeuvre d’un siècle préoccupé de la différence autant que de l’universel, du génie national aussi bien que de la nature humaine.

Auteur : Gérard GENGEMBRE

Source : Daniel COUTY et Jean-Pierre de BEAUMARCHAIS (dir.), Dictionnaire des œuvres littéraires en langue française, Paris, Bordas, 1994

Bibliographie

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